“Je réalise maintenant que la pornographie, c’est de l’esclavage moderne. J’ai été vraiment humiliée.”
État des lieux de la prostitution en France
En France, l’exercice de la prostitution et le racolage sont permis. Cependant, l’achat de services sexuels est illégal et réprimé depuis la loi du 13 avril 20161, par laquelle la France rejoint le modèle dit de « pénalisation des clients », souvent désigné comme étant « néo-abolitionniste2. » Selon les chiffres de cette loi, 99 % des clients sont des hommes3. Pour rappel, la prostitution est l’activité consistant à fournir un service sexuel contre une rémunération4. Le proxénétisme et les maisons closes ont été interdits par la loi Marthe Richard du 13 avril 1946. Inciter une personne à se prostituer ou à tirer profit de la prostitution d’un tiers est également interdit. Ce genre de pratique est sanctionné pénalement et peut donner lieu à des poursuites judiciaires en France, même si les actions ont été commises à l’étranger (tourisme sexuel). Les sanctions sont plus sévères lorsque la personne qui se prostitue est mineure5.
En 2013, la France compte environ 20 000 personnes prostituées, dont 85 % de femmes, mais un rapport de la mission d’information parlementaire sur la prostitution en France datant de 20116, souligne que ce chiffre est sans doute sous-évalué. Deux ans plus tard, le nombre de prostituées en France est estimé à 37 0007. Le phénomène prend donc de l’ampleur malgré un cadre juridique contraignant.
En ce qui concerne les nationalités des personnes prostituées, on observe que parmi les femmes prostituées de rue, le taux d’étrangères est passé de 20 % en 1990 à près de 90 % en 2013. La plupart sont exploitées par des réseaux issus d’Europe de l’Est, d’Afrique et d’Asie. Par ailleurs, la prostitution par internet se développe rapidement sans que des chiffres fiables aient pu être établis. Dans tous les cas, le rapport de 2011 souligne que « la précarité et la vulnérabilité demeurent des facteurs d’entrée et de maintien dans la prostitution. »
Quel(s) lien(s) entre prostitution et pornographie ?
Il est fréquent d’entendre différentes parties prenantes de l’industrie pornographique se défendre de tout lien avec le monde de la prostitution. Pourtant, selon Sonny Perseil8, sociologue, chercheur au CNAM et juge à la Cour nationale du droit d’asile, plusieurs éléments justifient la qualification prostitutionnelle de la pornographie9, ne serait-ce que par l’étymologie du mot : la pornographie est littéralement l’écriture ou la représentation graphique et explicite de la prostitution (du grec graphein, décrire et pornê, prostituée).
Les premières formes de media pornographiques sont réalisées à partir des maisons closes. C’est là que le pornographe vient trouver l’inspiration. Les premières actrices porno sont d’ailleurs des prostituées ; les premiers acteurs, leurs clients10. C’est toujours le cas au début du XXème siècle avec les débuts du cinéma pornographique. Les scènes sont tournées avec des personnes prostituées et diffusées dans les maisons closes.
D’un point de vue juridique, la définition du proxénétisme recoupe largement les fonctions d’agents dans l’industrie pornographique. Selon le Code pénal, un proxénète est celui qui tire profit de la prostitution d’autrui, en partage les produits et en reçoit les subsides, embauche et fait office d’intermédiaire11. Les différents métiers de l’industrie pornographique sont tous concernés de près ou de loin par tout ou partie de cette définition.
Logiquement, ces activités devraient être encadrées très étroitement par la loi voire interdites. Pour rappel, en France, le proxénétisme est puni de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende maximum12. Pourtant l’industrie pornographique est régie par le droit des affaires et les sociétés de production sont des sociétés commerciales comme les autres13.
Ce paradoxe a conduit le Mouvement du Nid, engagé dans la lutte contre le système de la prostitution et les violences faites aux femmes, à entamer une réflexion sur ce sujet et à redéfinir la pornographie : pour le Mouvement, il s’agit d’exploitation sexuelle filmée (juin 2016, lors de son Assemblée générale)14. Pourquoi ? En raison des violences sexuelles infligées et subies dans de très nombreuses scènes pornographiques à des fins de profit (on estime à 97 milliards de dollars les bénéfices générés par l’industrie pornographique en 2015)15. Claudine Legardinier, journaliste pour Prostitution et Société16, explique ainsi que « le Mouvement du Nid est de plus en plus confronté à des personnes prostituées qui confient les violences qu’elles subissent dans l’industrie pornographique. Le Mouvement estime que la société doit cesser de faire passer des violences sexuelles pour des productions culturelles et combattre (…) l’exploitation sexuelle filmée de femmes, c’est-à-dire des images de violences réelles commanditées et infligées à des femmes, des hommes et des enfants pour le profit d’une industrie multimilliardaire totalement intégrée à tous les rouages de la société. »
Gail Dines, une sociologue américano-britannique, explique dans son essai Pornland : comment le porno a envahi nos vies, que la pornographie est une illusion cachant la réalité, à savoir : de la prostitution filmée qui se fait passer pour de la fiction où la réalité des personnalité et des histoires individuelles des acteurs et des actrices, a disparu17.
Dans la préface de l’essai, Robert Jensen, professeur de journalisme, insiste sur la dimension illusionniste de la pornographie. Il affirme ainsi « que le rejet de la pornographie n’est pas quelque chose de prude mais de progressiste, que la résistance à la pornographie n’est pas une attaque contre la liberté mais au contraire une lutte pour davantage de liberté. »
Afin d’expliquer pourquoi l’industrie pornographique a toujours tenu à ne pas être confondue avec la prostitution, Gail Dines prend le parti de faire passer son lecteur derrière la caméra. En remontant aux origines — non filmées — de ce business très lucratif, l’autrice explique que dès les années 1960, le gigantesque potentiel de cette industrie avait été bien perçu. En effet, les recettes générées sont telles aujourd’hui que tous les secteurs de l’économie en bénéficient de près ou de loin. Pour déployer tout ce potentiel, il fallait déculpabiliser le consommateur et donc marquer dans son inconscient et sa perception une claire séparation entre prostitution et pornographie.
Par ailleurs, selon Gail Dines, le développement du terme « pornstar » sert à assurer l’impunité de tous ceux qui bénéficient de près ou de loin de l’exploitation sexuelle de ces actrices et acteurs : ces derniers, ayant obtenu fortune et célébrité, deviennent redevables vis-à-vis de l’industrie pornographique et n’ont donc plus lieu de se plaindre.
Enfin, les recettes générés par la pornographie n’intéressent pas que le petit milieu de l’industrie. D’autres économies comme celles du jeu vidéo, des télécoms ou d’Internet en général en bénéficient largement aujourd’hui.
Tout cela explique, selon Gail Dines, pourquoi l’industrie pornographique doit maintenir cette claire distinction avec le monde de la prostitution associé à de trop nombreuses images négatives.
Pour le sociologue Sonny Perseil, la pornographie correspond à du proxénétisme à échelle industrielle18. En effet, comme toute industrie, elle réunit de nombreux métiers ou corps de métiers nécessaires à son développement. En voici une liste non exhaustive : managers, hébergeurs, monteurs, business developers, annonceurs, éditeurs, producteurs, réalisateurs, maquilleurs, cameramen, diffuseurs, chaînes de télévision, chaines hôtelières, organes de presse… toute personne ou organisme réalisant une part de son chiffre d’affaires dans le X. L’ensemble de ces maillons prennent part, de près ou de loin, à une forme nouvelle de proxénétisme.
Malgré le maquillage, une industrie pas si clean
Le Mouvement du Nid, par son expérience d’accompagnement et de dialogue avec des personnes ayant eu une expérience dans le « porno », recense les trop nombreuses violences, dégradations et abus qu’elles ont pu subir dans cette industrie censée plus clean et respectable que la prostitution. Les plateaux de tournage sont parfois le théâtre d’actes d’une violence extrême. Nadia, une femme ayant connu à la fois la prostitution et la pornographie19, a partagé un témoignage qui a été publié dans la revue de l’association, Prostitution et Société :
« L’industrie du porno a été de loin la forme de prostitution la plus violente et toxique que j’aie vécue. Le fait qu’elle soit légale ne me donnait pas accès aux « droits du travail » en tant qu’ « actrice », mais créait plutôt un environnement non réglementé pour les proxénètes et les pornographes pour violenter et exploiter à loisir. Le monde du porno n’est pas différent de la prostitution. Il y a d’autres personnes impliquées et l’une d’elle a une caméra qui enregistre chaque minute des violences infligées, mais en définitive il s’agit simplement de prostitution devant une caméra. Voilà ce qui se passe lorsque nous légitimons le commerce du sexe. Le profit prime sur les droits humains. Et l’élimination de toute crainte chez les tierces parties signifie que les violences sont invisibles, inaudibles et non répertoriées.
Comme la femme prostituée, l’actrice porno constate que son « non » n’a pas grande importance une fois que les caméras tournent. En fait, son « non » peut même être une condition pour répondre à la demande de scénarios de plus en plus violents.
Je réalise maintenant que la pornographie, c’est de l’esclavage moderne. J’ai été vraiment humiliée. Le X, c’est des viols à répétition, c’est inhumain. Dans une journée de prostitution, j’ai pu avoir 11 hommes au maximum. En quelques heures de porno, 35. Et dans la prostitution, je n’ai pas vendu mon image20.
Pour Rebecca Mott, une autre survivante et écrivaine, « le porno a toujours rapport avec de la violence et de la dégradation totale, infligée surtout à des femmes21. » Des témoignages similaires d’acteurs et d’actrices sont nombreux sur Internet22,23,24,25.
Au cœur de son livre, Gail Dines décrit le genre « gonzo » particulièrement propice aux abus et à la violence. Considéré comme extrême et minoritaire jusque dans les années 2000, il est maintenant devenu mainstream26. C’est le genre plébiscité par le plus grand nombre de consommateurs masculins. Ces scènes sans scenario se concentrent principalement sur les parties génitales des acteurs/actrices. Elles consistent en un enchaînement de positions durant lesquelles la femme n’a pas son mot à dire, où l’homme a tout pouvoir sur elle et la violente (gifles, étouffements, coups, étranglements…).
L’industrie pornographique est également marquée par un racisme décomplexé et abusif que l’on peut également rencontrer parfois dans la prostitution. Sur les sites, les actrices et acteurs racisés sont classés par catégories, ce qui n’est absolument pas concevable dans une industrie qui se veut clean. Ainsi, Gail Dines souligne : « Le racisme de l’industrie pornographique, stupéfiant de mépris et de haine des personnes non-blanches, est impuni27. »
Des réactions diverses à travers le monde
Des réponses aux abus de l’industrie pornographique sont aujourd’hui envisagées, et des projets de loi sont en préparation dans plusieurs pays comme le Canada, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la France28. Ces projets de loi tendent à responsabiliser davantage l’industrie pornographique tout en s’inspirant des appareils juridiques en place pour lutter contre l’exploitation des personnes et les nouvelles formes d’esclavage dans la pornographie et la prostitution29.
La législation française sanctionne la mise à disposition des mineurs de messages violents ou pornographiques30, mais elle aggrave aussi la peine encourue pour les agressions sexuelles « lorsque la victime a été mise en contact avec l’auteur des faits grâce à l’utilisation, pour la diffusion de messages à destination d’un public non déterminé, d’un réseau de télécommunications31. » C’est également le cas pour le proxénétisme commis « grâce à l’utilisation, pour la diffusion de messages à destination d’un public non déterminé, d’un réseau de télécommunications32. »
Plusieurs associations sont mobilisées en faveur de la protection des mineurs contre la pornographie en ligne, parmi lesquelles l’association e-Enfance, créée en 2005, qui revendique un rôle de sensibilisation des jeunes aux bonnes pratiques du numérique, et qui a pour vocation de conseiller parents et professionnels de l’éducation33, ou encore l’association Ennocence, présidée par Gordon Choisel et créée en 2015, spécialisée dans la protection des enfants contre des expositions involontaires à la pornographie34. Cette association engagée pour une meilleure prévention et un nouveau cadre légal plus efficace, a publié en décembre 2016 quatre propositions :
- une véritable politique de prévention contre les dangers de la publicité illégale (les pop-ups par exemple)
- la mise en place d’une réelle campagne d’information à l’égard des parents
- une réforme du cadre légal qui permette de poursuivre efficacement les plateformes de téléchargement et de streaming ainsi que leurs partenaires (régies publicitaires et intermédiaires financiers) pour tout contenu abusif
- une synergie opérationnelle des pouvoirs publics et des acteurs de l’Internet35
Au niveau institutionnel, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel préconise également plusieurs stratégies visant à protéger les enfants des images à caractère pornographique : le contrôle parental (sur les appareils de l’enfant et familial), le dialogue entre parents et enfants afin de les aider à comprendre, exprimer leurs émotions et développer leur esprit critique, ainsi qu’une mobilisation conjointe des acteurs publics et privés : à ce titre, un protocole d’engagements pour la prévention de l’exposition des mineurs aux contenus pornographiques en ligne a été mis en place en janvier 2020 afin notamment de faciliter et de promouvoir l’utilisation des outils de contrôle parental permettant de protéger les enfants contre une telle exposition36.
D’autres mesures fortes ont été prises dans le privé : l’entreprise américaine de paiement en ligne, PayPal, a par exemple cessé proposer ses services à Pornhub alors que la plateforme a récemment été accusée par le New York Times d’héberger des vidéos de pédopornographie, de viols et de revenge porn37,38.
L’industrie pornographique partage donc de trop nombreux points communs avec l’univers de la prostitution pour rester incontrôlée et continuer ses activités sans être inquiétée. Un travail de fond, pluridisciplinaire et sans concessions, doit être mené pour doter le gouvernement et la société française des outils de contrôle et de répréhension adéquats.
[1] Loi n° 2016–444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.
[2] Pour un état des lieux des différents modèles juridiques en Europe, voir « Prostitution : quels modèles juridiques en Europe ? », Audrey Dumain, France Culture, 22 janvier 2019.
[3] Loi n° 2016–444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.
[4] Dictionnaire Larousse en ligne.
[5] « Prostitution, proxénétisme, tourisme sexuel », Vérifié le 13 mars 2020 — Direction de l’information légale et administrative (Premier ministre), Ministère chargé de la justice.
[6] Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du Règlement par la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la prostitution en France, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 13 avril 2011, présenté par M. Guy Geoffroy.
[7] E. Moyou, « La prostitution en France, faits et chiffres », Statistica, 8 juin 2020.
[8] Sonny Perseil, Cadres de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 2009
[9] Claude Legardinier, « Sony Perseil : la pornographie, c’est du proxénétisme à l’échelle industrielle », Prostitution et société, 20 juillet 2017.
[10] ibid.
[11] Article 225–5 du Code pénal.
[12] Articles 225–5 et suivants du Code Pénal.
[13] Claude Legardinier, « Sony Perseil : la pornographie, c’est du proxénétisme à l’échelle industrielle », Prostitution et société, 20 juillet 2017.
[14] « La pornographie, c’est de l’exploitation sexuelle filmée ! », Mouvement du Nid, 1er décembre 2016.
[15] « Things are looking up in America’s Porn Industry », 20 janvier 2015.
[16] « La pornographie, c’est de l’exploitation sexuelle filmée ! », Mouvement du Nid, 1er décembre 2016.
[17] Gail Dines, Pornland : Comment le porno a envahi nos vies, Éditions Libre, 2020.
[18] « La pornographie, c’est de l’exploitation sexuelle filmée ! », Mouvement du Nid, 1er décembre 2016.
[19] Kelly Michelle, Scarlett X, « La pornographie, c’est de la prostitution filmée, et totalement dépénalisée. Cela ne la rend pas sûre. », Europe Solidaire Sans Frontières, 4 septembre 2019.
[20] Claudine Legardinier, « Le X, c’est des viols à répétition, c’est inhumain », Prostitution et société, 15 juin 2017.
[21] R. Mott, « La pornographie ? Parlons-en », 22 octobre 2012.
[22] « 5 Male Ex-Performers Share What It’s Really Like To Do Porn », 4 décembre 2020.
[23] Luke Gibbons, « The Porn Industry Is Modern-Day Slavery: How Pornography and Sex Trafficking Are Linked », 26 avril 2019.
[24] Jonathan Van Maren, « Rise of violent porn is making women fear being intimate », 26 avril 2019.
[25] Guillaume Goudreau, « US porn site owners charged with sex trafficking offences after ‘coercing young women to appear in adult videos’ », 13 octobre 2019.
[26] Anglicisme qui désigne ce qui est massivement populaire, grand public, suivi et accepté par la masse.
[27] Sandrine Goldschmidt, « Pornland », Prostitution et société, 15 octobre 2020.
[28] Les pistes de réflexion actuelles en France.
[29] Les pistes de réflexion actuelles en Canada.
[30] Article 227–24 du Code pénal.
[31] Article 222–28 du Code pénal.
[32] Article 225–7 du Code pénal.
[33] « L’association e-Enfance », Association de protection de l’enfance sur Internet- e-Enfance.
[34] Véronique Agrapart, « 2 solutions simples pour protéger les enfants de la pornographie en ligne », Le Huffington Post, 30 octobre 2017.
[35] Position Paper, Ennocence, décembre 2016.
[36] « Quelles solutions pour protéger votre enfant des images à caractère pornographique sur Internet ? », Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, 12 novembre 2020.
[37] « Paypal coupe les vivres à PornHub, le site porno dévasté », Sputnik News, 15 novembre 2019,
[38] Corentin Lamy, « Mis en cause par le « New York Times », le site pornographique PornHub annonce des mesures », Le Monde, 9 décembre 2020,