Julie Miville-Dechêne est une sénatrice, journaliste et fonctionnaire québécoise. Elle a commencé sa carrière journalistique au sein de la Société Radio-Canada où elle a travaillé pendant plus de 30 ans. Elle y a notamment exercé la fonction de médiatrice (ombudsman) des Services français de 2007 à 2011. Elle a été présidente du Conseil du statut de la femme du Québec de 2011 à 2016. Le 20 juin 2018, elle est nommée sénatrice indépendante pour la division d’Inkerman sur avis du premier ministre canadien Justin Trudeau.
Quelle est la situation québécoise vis-à-vis de la pornographie ?
Au Québec, il y a eu dans les années 1960 la révolution tranquille, elle a été suivie d’une libération sexuelle très importante. On est passé du tout au tout. Le Québec était une société plus religieuse que la France à cette époque et l’évolution a été radicale. C’est peut-être ce qui explique le faible nombre de critiques de la pornographie aujourd’hui au Québec. La liberté sexuelle et la liberté tout court priment avant tout. Ici les gens se marient beaucoup moins qu’en France, ils vivent en union libre. Souvent, ceux qui s’opposent à la pornographie au Québec sont perçus comme des prudes.
Vous revendiquez le féminisme, quelles sont les opinions des féministes québécoises aujourd’hui sur ce sujet ?
Les féministes sont divisées sur cette question. Celles qui sont pro-prostitution et pro-travail du sexe, sont aussi pro-pornographie car ce sont des occasions de travail pour les femmes. Donc les féministes qui devraient pour toute sorte de raisons avoir des réticences vis-à-vis de la pornographie, sont divisées. Vous savez que nous [les abolitionnistes, ndlr] avons fait une petite manifestation ici à Montréal devant les locaux de MindGeek [propriétaire de Pornhub] en mars dernier1. Ceux qui venaient du mouvement féministe étaient des femmes issues du mouvement abolitionniste. Au Québec, on assiste à un éclatement des opinions chez les féministes. Cela se matérialise par le fait qu’il n’y a pas de mobilisation claire sur ce sujet. Elle est plus grande dans des pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis. Mais la conjoncture y est différente. Aux États-Unis par exemple, la droite chrétienne évangélique se mobilise contre la pornographie en ligne.
Que se passe-t-il aux États-Unis en ce moment ?
Laila Mickelwait d’Exodus Cry a fait signer une pétition aux USA qui a récolté plus de deux millions de signatures pour la fermeture de Pornhub. Il est clair qu’il y a une très forte mobilisation là-bas. On en parle même au Congrès. De nombreux chrétiens évangéliques se sont liés à ce mouvement pour des raisons morales. Pour ma part, ce sont mes convictions féministes et de mère qui m’ont amenée à dénoncer les dérives de la pornographie.
La lutte contre la « culture porno » mobilise donc des populations très variées ?
A Montréal, des féministes et des chrétiens se sont retrouvés ensemble sur la même tribune pour dénoncer Pornhub. C’était une première pour moi. Nous avons des points de vue différents sur plusieurs enjeux, notamment l’avortement, mais c’est une alliance de circonstance face à la pornographie. C’est également vrai en politique, ou des parlementaires conservateurs et libéraux sont critiques de l’accès illimité à la pornographie en ligne, à tout âge.
Comment parler de porno aux adolescents ?
Il est très intéressant que trois jeunes hommes soient à l’origine de l’association We Are Lovers. Il est rare que des hommes se mobilisent sur ce sujet. Parfois, les messages donnés par les hommes sur ces questions-là ont une résonance plus forte chez les garçons. Lorsque des femmes parlent d’égalité entre les filles et les garçons, de stéréotypes de genre, de violence, cela n’a pas toujours le même résultat. A mon avis, il faut que l’adolescent puisse entendre le discours d’un homme et d’une femme sur des sujets touchant la sexualité. En Grande-Bretagne, ce sont les organismes de protection de l’enfance qui se sont élevés contre la pornographie. Mais dans tous les cas, c’est quand des jeunes parlent à d’autres jeunes que de réelles prises de conscience ont lieu.
En raison de vos fonctions, vous avez beaucoup étudié la prostitution. Y-a-t-il un lien entre prostitution et pornographie ?
J’ai été journaliste pendant 25 ans, par la suite je suis devenue présidente du Conseil du Statut de la Femme, un organisme québécois qui prend position sur les questions de condition féminine. Dans ce cadre-là, j’ai participé à l’écriture d’un avis sur la prostitution qui recommandait de criminaliser les clients et de décriminaliser les personnes prostituées, d’adopter donc le modèle nordique. Pour moi, la prostitution c’est de l’exploitation. Dans bien des cas, la pornographie s’inscrit en droite ligne avec les dérives et les abus de la prostitution. J’ai toujours trouvé peu de respect pour les femmes dans la pornographie. On y voit souvent la soumission de la femme et des caricatures de relations sexuelles où le consentement n’a pas sa place. Je travaille actuellement sur un projet de loi sur l’esclavage moderne. Certaines n’ont pas réellement donné leur consentement pour être sur ces vidéos pornographiques. Elles sont sous l’emprise de proxénètes ou d’agents. Tout cela peut s’entremêler. Je ne dis pas que toutes les vidéos pornographiques ne sont pas consensuelles mais qu’il peut se glisser parmi elles de l’exploitation, des abus, des viols et surtout une absence de consentement. Il y a des liens réels entre le monde de la pornographie et celui de la prostitution. Une minorité de femmes prostituées ont librement choisi ce métier, c’est clair. Mais il y a aussi la majorité silencieuse des femmes qui peuvent être amenées à poser des actes sexuels contre argent devant des caméras, sans l’avoir entièrement choisi et sans avoir signé de contrat ou un quelconque document qui pourrait les protéger. Ces deux mondes sont interconnectés. La pornographie est une industrie légale, pourtant on y rencontre de nombreuses dérives. Il n’y a pas suffisamment de lois ni de surveillance. Il faut que cette industrie soit beaucoup plus contrôlée comme l’alcool ou l’industrie du jeu. Pour l’instant il n’y a rien ou presque.
Quel est l’impact de la pornographie sur la sexualité des jeunes ?
Quand des jeunes ont une relation sexuelle, il y a toujours une découverte mêlée d’un certain malaise lié à la nouveauté, c’est bien normal. Or, on nous montre dans la pornographie une performance souvent inatteignable et inimitable. Pour les mineurs qui en regardent, c’est une façon de découvrir la sexualité qui peut les blesser pour toujours. Ils vont rechercher dans leurs propres relations la répétition de ce qu’ils ont vu et cela peut avoir de lourdes conséquences sur leur épanouissement sexuel. Je suis aussi mère de deux jeunes adultes qui ont grandi dans cette génération, j’en sais donc quelque chose.
Quelles sont exactement les activités de MindGeek ?
C’est absolument remarquable que la plupart des Québécois ne savent pas que la société mère de Pornhub, MindGeek se trouve à Montréal. C’est ici que la structure, les techniciens et les développeurs se trouvent. Les Québécois ne savent pas que nous participons de plein pied à cette industrie extrêmement lucrative. Pornhub conduit à toutes sortes de dérives par son organisation même. C’est un peu comme le YouTube de la pornographie. Les citoyens, qui qu’ils soient, peuvent, après une vérification sommaire de leur identité, placer toutes sortes de vidéos sur cette plateforme. On ne connait rien du contexte de la vidéo ni où elle a été filmée. On ne sait pas si les participants (acteurs/actrices ou non) ont donné leur consentement. On a ici une plateforme qui diffuse des vidéos regardées par des millions de personnes et où, clairement, le consentement des participants n’a pas toujours été donné. Ça peut être des mineurs. Ça peut être aussi un ancien ou une ancienne partenaire dont on souhaite se venger en diffusant des vidéos de lui ou d’elle sur cette plateforme. C’est une pratique désormais courante que l’on appelle le revenge porn.
Comment Pornhub contrôle ses contenus ?
Le porno amateur est la recette du succès de Pornhub. Il n’y a pas de coûts associés à ces vidéos. Les citoyens les mettent en ligne. Elles sont regardées jusqu’à des millions de fois et la publicité permet à l’entreprise de faire des profits. Ce n’est pas parce que c’est leur business model que MindGeek ne peut être tenu responsable. Ils disent surveiller. Le problème c’est que tout cela est très opaque. On ne connait pas leurs méthodes de surveillance. L’entreprise assure que lorsqu’elle détecte une vidéo qui semble contenir de l’exploitation sexuelle de mineurs ou qu’une plainte est déposée, les vidéos sont retirées de la circulation. Mais de mon point de vue, cela reste un modèle très critiquable. Avant que la vidéo soit retirée il y a des milliers, parfois des millions de personnes qui l’ont déjà vue et qui en ont potentiellement fait des copies. Il y a dès lors, des réputations détruites, des vies brisées. Alors plutôt que de faire du contrôle à l’entrée (couteux, contraignant et long), MindGeek contrôle une fois que les vidéos sont déjà en ligne. Alors évidemment, Pornhub est critiqué aux États-Unis, en Grande-Bretagne et ailleurs. Face aux nombreuses critiques, MindGeek dit avoir renforcé le système de contrôle. Cependant, c’est aujourd’hui toujours très facile pour des mineurs d’aller consulter de la pornographie, y compris sur Pornhub. Ils n’ont qu’à prétendre qu’ils ont 18 ans, et aucune vérification n’est effectuée.
Quels moyens faut-il mettre en place pour protéger les mineurs d’une exposition volontaire ou involontaire à la pornographie ?
Je fais partie de ceux qui disent, comme dans d’autres pays, qu’il faut mettre en place un véritable système de contrôle de l’âge des visiteurs. En Grande-Bretagne par exemple, il y a eu une réflexion qui a duré près de quatre ans sur cette question. Ils n’ont pas encore pris de décisions en raison du défi technologique que représente ce projet et des questions de protection de la vie privée qu’il soulève. Mon point de vue c’est que c’est à ces nombreuses entreprises de l’industrie pornographique de faire ce qu’il faut pour trouver des solutions, technologiquement et financièrement. Une deuxième solution serait de faire appel à des entreprises tiers qui sont spécialisées dans la vérification d’identité pour les jeux d’argent (de paris ou de hasard) en ligne. On est aujourd’hui en mesure de restreindre l’accès à ces sites. Seuls les majeurs y sont autorisés. Il serait donc envisageable d’appliquer ce qui existe déjà pour l’industrie du jeu aux sites pornographiques. Ainsi, les mineurs ne commenceront pas leur vie amoureuse et sexuelle avec toutes ces images de performance physique et de dégradation dans leur mémoire.
Que pensez-vous de Pornhub ?
J’ai pu visionner ce site. Il y a beaucoup d’images avilissantes. Tout cela me perturbe. Il y a une part de l’humanité qui se perd là-dedans. Aujourd’hui on nous traite de prudes lorsque l’on est critique vis-à-vis de la pornographie. Je reste persuadée qu’il y a dans la pornographie des choses très problématiques particulièrement pour les mineurs qui vont commencer leur vie sexuelle avec ces images gravées dans leur mémoire. Pornhub démocratise le porno hardcore. Beaucoup de femmes y sont représentées dans des positions de soumission. Ça n’est pas comme cela que l’on peut vivre une sexualité épanouissante.
Pensez-vous que la consommation de pornographie entraine une augmentation du nombre d’agressions sexuelles ou qu’au contraire elle le fait diminuer ?
Je ne sais pas si la pornographie entraine davantage d’agressions sexuelles ou de viols. Ce qui est clair c’est qu’il y a un risque de devenir addict à la pornographie. Toutefois, il n’y a rien qui prouve que la consommation de pornographie rend les spectateurs plus violents ou davantage enclins à commettre des délits sexuels. En tout cas, on peut observer que certains consommateurs masculins de pornographie exigent des actes sexuels de leur partenaire qui ne proviennent pas de leur imagination ou de l’amour mais de modèles venus des vidéos qui ne sont pas toujours au goût de l’un ou l’autre des partenaires. La pornographie complique le désir sexuel et le restreint à une certaine forme de sexualité marquée par la domination masculine. Le porno peut cependant être utilisé dans un couple pour raviver le désir. Ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Il faut aborder ce sujet avec prudence et nuance.
Que peut faire la justice face à la pornographie ?
Il y a un grand vide juridique sur ces questions. C’est normal, on fait face à une nouveauté radicale. Je suis sénatrice et je légifère. Au tout début d’internet, au début des années 1990, on a laissé une immense liberté à ces plateformes intermédiaires sur le modèle de YouTube. On a voulu laisser se développer un nouvel écosystème. Le problème aujourd’hui, c’est que si l’on donne aux propriétaires de ces hubs le pouvoir de censurer les vidéos que les utilisateurs souhaitent y poster, alors beaucoup disent que cela va contre le principe fondamental de la liberté d’expression. Ainsi, à l’heure actuelle, la loi stipule que ces plateformes ne peuvent pas être poursuivies pour des vidéos qui y ont été placées par une tierce personne. Au début d’internet, on ne voyait pas tout le potentiel que pouvaient représenter ces plateformes. On n’a donc pas estimé nécessaire d’encadrer ces nouveaux acteurs économiques. La question se pose désormais aux États-Unis. Il y a un projet de loi qui a été présenté récemment au Congrès. L’idée est de responsabiliser ces plateformes. Si elles ne font pas les efforts nécessaires pour retirer du matériel illégal, elles pourraient être poursuivies. En Grande-Bretagne, un livre blanc sur les dangers de l’internet pour les jeunes est à l’étude. La mobilisation de la société civile se fait d’ailleurs plus forte à ce sujet. Il y a quelques groupes dans le Canada anglais. Mais au Québec, on ne se préoccupe pas vraiment encore des risques addictifs que cela représente pour les enfants. Il y a encore d’importants efforts à faire. Aux États-Unis, la situation est très paradoxale. Des forces souhaitent faire fermer Pornhub. Il y a d’importants groupes religieux au sein de ce mouvement. Mais il y a aussi des forces mobilisées pour la défense de cette sacro-sainte liberté d’expression (élément central de la Constitution américaine) et donc de l’industrie pornographique. On estime qu’il y a 2500 sites pornos aux États-Unis. On dit que les gros joueurs (tels que Pornhub) seraient prêts à faire plus pour renforcer les contrôles si tous les acteurs (petits et grands) sont contraints à la même réglementation. Les gros joueurs ont peur que des petits nouveaux profitent de la situation pour grandir et récupérer des parts de marché. Ces petits acteurs diffusent parfois d’ailleurs des contenus totalement inacceptables qu’on ne retrouve pas sur les mainstream hubs. Il y a une question de concurrence qui entre en jeu ici. Ce qui compte pour des acteurs comme MindGeek, c’est que l’ensemble de l’écosystème de l’industrie pornographique soit traité de la même manière. Mais nous n’en sommes pas encore là. Les protestations face à une réglementation plus sévère et contraignante sont nombreuses et puissantes.
Quels sont vos objectifs sur la question de la pornographie ?
Je pense qu’il faut déjà parler de ce sujet. Il faut sensibiliser les gens. Nous sommes plusieurs parlementaires canadiens membres d’un groupe multipartite qui se penche sur les questions de traite des êtres humains et d’esclavage moderne. Plusieurs sénateurs/sénatrices sont d’accord avec l’idée d’empêcher les mineurs d’avoir accès aux sites porno. Ce qui est intéressant, c’est que cette question rassemble au-delà des appartenances politiques. Des conservateurs peuvent se rapprocher de progressistes sur ces questions. Publiquement, MindGeek affirme vouloir collaborer et renforcer les contrôles par des outils technologiques. Mais qu’en est-il dans la réalité ? C’est compliqué de vérifier. Il existe en Angleterre des groupes qui font du repérage eux-mêmes avec des outils technologiques assez pointus pour détecter notamment la présence de mineurs dans les vidéos. Ces groupes alertent ensuite l’opinion publique sur la présence de ces vidéos dans des plateformes mainstream. Une enquête récente du Time de Londres révèle la présence de nombreuses vidéos problématiques sur ces plateformes. Les quantités de contenus sont telles que c’est un gigantesque défi de toutes les vérifier. La meilleure solution est donc de contrôler à l’entrée. Mais cela détruit le business model de ces plateformes basé sur celui de YouTube. Il faudrait que l’individu postant le contenu puisse prouver que chaque personne présente dans la vidéo a donné son consentement à sa diffusion. Du point de vue du droit il est illusoire de croire que l’on pourrait mettre des barrières de ce type à l’entrée. Il est sans doute plus réaliste de chercher à limiter ce que les mineurs sont en mesure de voir. Mais là aussi, il y a un réel défi technologique. Beaucoup d’États réfléchissent à mettre en place des barrières plus efficaces que les contrôles parentaux mais c’est un cap qui, dans les pays démocratiques, n’a pas été passé.
MindGeek et Pornhub font des contrôles mais cela reste insuffisant. La transparence doit être totale lorsque l’on sait que c’est parfois la vie et la réputation d’individus qui sont en jeu. Il faut davantage de contrôles à l’entrée, une plus grande rapidité de réaction et de meilleurs outils technologiques pour protéger les mineurs. Je reconnais qu’il y a des efforts qui sont faits mais il y a encore de nombreux défis à relever.
[1]Julie Miville-Dechêne, « Le site montréalais Pornhub ne peut plus ignorer ses responsabilités », Huffington Post, 7 mars 2020